Jean-Jacques Perrut

Écrivain et Biologiste


Claude Bernard et Casimir Davaine à Saint-Julien

Claude Bernard et Casimir Davaine à Saint-Julien

Dans un de ses récents ouvrages, Jean-Jacques PERRUT évoque le séjour de Claude BERNARD à Saint Julien en 1866 en compagnie de son ami le savant Casimir DAVAINE.

Six ans plus tôt, en 1860, Claude Bernard avait acheté pour 60000 francs la propriété qui jouxtait sa maison natale. Cette gentilhommière, située au cœur du Beaujolais, appartenait au chevalier Lombard de Quincieux, plus exactement fut reçue en héritage de Monsieur Mathieu, le père de son épouse. Jean Bouland, un voisin, et l’aïeul de Monsieur PERRUT se souvient que Monsieur et Madame Lombard de Quincieux ont habité plusieurs années cette maison qu’ils avaient améliorée, notamment en rachetant à la commune un chemin vicinal pour le rendre privatif. Dans les années 1830, la mère de Claude Bernard avait déjà acheté une vigne et un jardin aux Lombard de Quincieux. La propriété comprend une maison de maître, des bâtiments d’habitation et d’exploitation, pressoir, jardin, pièce d’eau, vignes et prés pour une surface de plus de trois hectares.

Quelques années plus tôt, en 1853, la mère de Claude lui avait donné la maison de vigneron, un jardin, un pré et des vignes pour plus de 4 hectares. Sa sœur Caroline épouse Cantin, avait reçu, quant à elle, la maison natale, un jardin, des vignes et des prés pour une valeur équivalente. Claude était donc propriétaire de plus de six hectares de vigne. Quant à Jean-Baptiste Cantin, en plus de la propriété personnelle à Pouilly le monial, il devait gérer les vignes de son épouse et superviser le travail des vignerons de son beau-frère.

Observant le délicat aménagement paysager du parc où arbres fruitiers jouxtent avec les arbustes à fleurs dans un ensemble harmonieux agréable, Jean Bouland est intrigué par une scène insolite : un homme était perché sur une échelle à un mètre cinquante du sol, un bras tendu en avant dans une position figée. Ce n’était pas un épouvantail quand bien même il en avait l’allure. Vu d’en bas et de dos, l’homme, vêtu d’un pantalon de drap gris et d’une veste de laine beige paraissait immense. Jean sentit une présence proche et se retourna pour voir Claude Bernard le rejoindre. Si l’ancêtre de Jean-Jacques PERRUT connait beaucoup de vignerons, il ne connait qu’un savant, et il considère qu’il a bien face à lui, la tête de l’emploi : une figure pâle qui rayonne d’intelligence, des traits fins, un regard clair et bienveillant, une bouche fine et des mains blanches et douces par opposition aux mains brunes et calleuses des travailleurs de la terre, mais elles n’en paraissaient que plus fortes. Les deux hommes échangent des paroles de circonstance. Jean s’enquiert de la santé du savant et de celle de sa mère, vieillissante. Il n’évoque pas la santé de son épouse qu’il trouve antipathique et qu’on ne voit plus à Saint Julien. Jean sait que le couple va mal.

L’homme perché n’avait toujours pas bougé, ce qui , visiblement, n’inquiétait guère le physiologiste. Tout à coup, l’homme descendit de son échelle. Lorsqu’il s’approcha, Claude Bernard s’adressa à Jean : « BOULAND, je vais te présenter un grand savant, allons nous asseoir en attendant Jean-Baptiste ». Bouland vit l’homme de face, la cinquantaine, il n’avait pas la tête de savant qu’il imaginait. Il était très pâle et mince, mais ne semblait pas antipathique pour autant. « Casimir Davaine, dit Bernard en désignant l’inconnu, a un grand mérite, c’est lui qui me soigne et qui m’a imposé ce repos forcé à la campagne, qui me permet néanmoins de profiter de Saint Julien. Après Rayer, son maître avec qui il travaille, c’est mon médecin. Mais c’est avant tout un ami en qui j’ai toute confiance et c’est aussi un grand savant qui a beaucoup de cordes à son arc ».  Claude BERNARD ne tarit pas d’éloge sur le savant. IL apprend ainsi qu’il est né dans le Nord, a fait ses études de médecine à Paris et a exercé dans le service de Pierre Rayer à l’hôpital de la Charité où Claude Bernard fit sa connaissance et devient son ami. Il s’intéressa beaucoup à la maladie du sang de rate, qu’on appelle maintenant charbon. Il démontra que la maladie peut être transmise d’un animal à l’autre par inoculation de sang d’animal malade et observa dans le sang d’animal malade de petits infusoires, animalcules en forme de baguettes ou de bâtonnets. Il se demande bien si ces petits animalcules ne pourraient pas être à l’origine de la maladie. Il est en tout cas le premier à avoir observé cette bactéridie, sans doute pathogène, et aimerait confirmer l’idée que la maladie puisse être causée par un si petit être vivant. …

Mais si DAVAINE se trouvait sur une échelle, c’était pour un autre motif : observer insectes et moisissures. Il cherche à démontrer l’existence chez les plantes de pathologies infectieuses analogues dans leur principe à celles qui affectent l’homme. Ce sont des champignons microscopiques qui provoquent la pourriture des fruits et qui peuvent être transportés d’arbre en arbre par des insectes. Il précise même : « la pourriture est contagieuse par le mycélium qui existe dans toute la partie atteinte et par les spores qui se développent à la surface ».

De l’observation des moisissures de fruits on en arrive à la méthode expérimentale. L’observation nous révèle l’existence des phénomènes, l’expérience nous apprend à en pénétrer la signification. « L’observation montre, l’expérience instruit » précise Claude. L’observation commence et l’expérimentation pousse l’étude du phénomène jusqu’à la détermination de ses causes. Jean-Jacques PERRUT rapporte les propos de Claude BERNARD : « L’observation seule peut nous faire connaître les phénomènes dont nous voulons découvrir les lois. L’expérience est une observation provoquée. Mais certains parlent des résultats de l’observation et de l’expérience pour induire des théories qu’ils ne soumettent plus à l’expérience. C’est ce qu’on pourrait appeler les « aprioristes » ; alors qu’il faut contrôler ses inductions par de nouvelles expériences. C’est la vraie méthode expérimentale que Monsieur CHEVREUL appelle méthode à posteriori expérimentale… Il ne faut pas se laisser dominer par son idée inductive qui n’est au fond qu’une hypothèse… Je suis ce précepte. Je cherche autant à détruire mon hypothèse qu’à la la vérifier. Il m’est arrivé si souvent de trouver des choses que je ne cherche pas en en cherchant d’autres que je ne trouve pas. Ainsi PASTEUR suit ses idées et il veut y soumettre les faits ; moi je suis les faits et je cherche à en faire sortir des idées sans violence et d’elles même. PASTEUR veut diriger la nature, moi je me laisse diriger par elle, je la suis. Il faut interroger la nature, lui poser la question mais il ne faut pas vouloir qu’elle réponde à la question ; l’observateur et l’expérimentateur doivent écouter la nature et se taire devant elle. Moi, je suis le secrétaire de la nature, alors que PASTEUR et les aprioristes veulent lui dicter ses réponses selon leurs idées ».

Jean-Jacques PERRUT laisse la parole à Jean-Baptiste CANTIN le beau-frère du savant : «  Vous parliez l’autre jour du positivisme, qu’est ce qu’un positiviste ? » – « C’est un homme qui fait une philosophie avec toutes les généralités des sciences, c’est-à-dire qui raisonne sur ce que font les savants pour se l’approprier… Or il n’y a pas plus mauvais esprit que ceux-ci vis-à-vis de la science. Ce sont des hommes qui ont pour but  de raisonner sur tout en général et sur rien en particulier car ils ne savent rien de spécial. Le fondateur Auguste Comte a raison quand il s’agit de science pure mais la grande objection que je lui fais c’est qu’il s’imagine qu’il va supprimer le côté moral et sentimental de l’homme. La religion vit sur les sentiments éternels de l’humanité que nous retrouvons toujours sans être affaibli depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. L’état positif tel que le comprend Auguste Comte est le règne du cerveau et la mort du cœur. Les positivistes sont dans l’erreur la plus profonde en pensant que l’humanité marche avec la science. Ils croient effacer la religion, c’est-à-dire le sentiment qui y correspond. Jamais cela n’arrivera. L’homme a nécessairement besoin de quelque chose qui parle à son sentiment. Le sentiment déterminera toujours la raison. Jamais la métaphysique non plus ne disparaitra ; c’est encore une erreur de la philosophie positiviste. Il ne faut donc pas chercher à éteindre la métaphysique ou le sentiment religieux de l’homme mais l’éclairer et le faire monter plus haut. Nous avons besoin de croire comme nous avons besoin de manger ».Jean-Jacques PERRUT laisse s’exprimer les deux savants qu’écoutent avec attention les deux vignerons.

DAVAINE intervient pour préciser que le vitalisme domine car le vivant ne peut s’expliquer par des méthodes physiques, ce qui crée une séparation radicale entre les lois du monde physique et celles des phénomènes de la vie. C’est donc l’idée d’un être vivant qui n’est pas soumis aux lois physiques bien que vivant dans un monde soumis à ces lois physiques. « Ce que je pense, ajoute Claude BERNARD, c’est que les lois de la physique et de la chimie s’appliquent aussi à l’intérieur de l’organisme et pas seulement à l’extérieur. Le vivant et le non vivant doivent être soumis aux mêmes lois même si le vivant a sa spécificité et que son étude est plus complexe que celle du non vivant. Par opposition au vitalisme qui affirme la spécificité du vivant, le déterminisme existe dans les phénomènes de vie comme dans ceux qui se passent dans les corps bruts ».Il ajouta aussi qu’on ne peut comprendre l’être vivant que par une étude globale de l’organisme, les différents organes étant liés par le milieu intérieur. C’est pourquoi la stricte position mécaniste cartésienne est aussi à rejeter comme la stricte position vitaliste. « Le déterministe applique un raisonnement par récurrence à l’étude des phénomènes biologiques aussi bien que physiques. Le déterminisme est la seule vérité scientifique. Il y a une certaine quiétude et douceur dans l’ignorance quand on s’appuie sur le déterminisme car en se laissant guider par lui, on ne peut s’égarer… Le déterminisme est tout et on y revient par tous les côtés. J’ai, je crois, le premier introduit ce mot dans la science, mais il a été employé par les philosophes dans un autre sens ».

« Votre déterminisme n’exclue pas le libre arbitre ? »

« On peut concilier les deux. L’homme est forcé d’être libre par le fait qu’il a une conscience et un jugement qui en découle. Il est libre de faire le bien ou le mal ; le remords lui prouve qu’il était libre et qu’il aurait pu faire autrement s’il avait voulu. Il ne faut pas confondre le déterminisme avec le fatalisme antiscientifique à l’égard de l’indéterminé, puisqu’il suppose la manifestation d’un phénomène indépendant de ses conditions, tandis que le déterminisme n’est que la condition nécessaire d’un phénomène dont la manifestation n’est pas forcée. Les philosophes craignent que la liberté morale puisse être compromise si on admet le déterminisme physiologique absolu. Le malentendu entre les philosophes et les physiologistes vient sans doute de ce que le mot déterminisme est pris par eux dans le sens de fatalisme, dans le sens du déterminisme philosophique de Leibnitz. Le déterminisme, loin d’être la négation de la liberté morale, est, au contraire, la condition nécessaire, comme dans toutes les manifestations vitales. Il faut faire avec le débat entre vitalisme et matérialisme en établissant un trait d’union de conciliation. Il est de la plus haute importance de considérer l’influence du système nerveux sur les phénomènes chimiques de l’organisme, car c’est par cette influence que l’être vivant touche à tout et tout peut agir alors sur lui. C’est là le vrai terrain  de l’influence du moral sur le physique. Par cet aspect, je suis sans doute vitaliste.  Même si on a les mêmes méthodes d’investigation entre les sciences de la vie et les sciences de la matière, il persiste une séparation entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physiologiques. En présence de certaines données notre esprit est contraint de reconnaître une force législatrice qui se borne à coordonner et orienter les effets des forces matérielles. On ne peut donc être strictement matérialiste. On veut toujours en effet être matérialiste comme si la vérité ne pouvait être que dans ces deux opinions extrêmes. La vérité est au contraire dans les deux voies réunies et convenablement interprétées. Tous les grands philosophes ont été matérialistes et spiritualistes à la fois, seulement les petits esprits qui les commentent les font matérialistes ou spiritualistes selon la force qu’ils examinent. Je ne suis pas spiritualiste, pas matérialiste non plus…Pour l’expérimentation physiologiste, il ne pourrait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent à une philosophie qui a vieilli, elles tomberont en désuétude par les progrès de la science. J’ai vu que des faits que j’ai avancés dans les sciences sont interprétés à la fois par des vitalistes et par des matérialistes comme étant à l’appui de leurs opinions. Je dois déclarer cependant qu’en faisant mes recherches, je n’ai l’intention de soutenir ni le matérialisme ni le vitalisme et encore moins les deux à la fois… »

Claude Bernard  s’interrompt pour ne pas lasser une partie de son auditoire, mais il aurait volontiers parlé davantage. Toujours est-il qu’il se lève pour aller chercher quatre verres. Une bouteille de sa récolte 1864 suivit qui laissa à Casimir Davaine l’opportunité de conclure en affirmant que le déterminisme de Claude veut concilier matérialisme et vitalisme et les dépasser en tant qu’option métaphysique.

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