
Écrivain et biologiste, Jean-Jacques Perrut livre aux éditions du masque d’or “Faut-il déboulonner Pasteur ? Essai”. Derrière ce titre légèrement provocateur, l’auteur revient sur les contemporains de l’inventeur du vaccin contre la rage afin de mettre en exergue le processus d’une découverte scientifique et la multitude d’acteurs qu’elle implique. La lecture de ce livre tend à sortir de l’ombre des figures oubliées de l’innovation, comme ils en existent derrière chaque invention et chaque découverte. L’occasion de revenir sur ces hommes de l’ombre, et leur importance dans l’histoire de notre civilisation.
La figure mythique de l’inventeur
Les inventions ponctuent notre quotidien, c’est un fait. Nous vivons avec elles, et elles vivent et se développent à travers nos actions et nos usages. Tout ce sur quoi s’est construite notre civilisation actuelle découle ainsi d’une invention. Cet article, par exemple, que vous êtes actuellement en train de lire, découle lui-même de plusieurs inventions, qui elles-mêmes découlent d’autres inventions. On retrouve en premier lieu l’écriture, mais aussi l’ordinateur ou le téléphone portable sur lequel vous consultez ce contenu ; puis viennent logiquement tous les différents composants de ces terminaux : écrans tactiles, claviers, mais aussi vis et matières plastiques… Chaque invention est le fruit d’une cascade créative, qui a donné, à un certain point, un objet, un concept, une action, sur lequel on a apposé un nom et un brevet. Et derrière ces inventions, l’imaginaire collectif se plaît à glisser un homme. Car à toute invention, son inventeur : Bell et le téléphone, Pasteur et le vaccin, Edison et l’ampoule, les frères Wright est l’aviation… Comme l’on attribuerait un livre à son auteur, nous signons les inventions du nom des brillants hommes et femmes qui ont révolutionné notre monde en donnant naissance à ces concepts géniaux. Glorifiés et adulés, une véritable mythologie s’est développée autour de ces personnages insolites. Notre culture populaire en est d’ailleurs remplie : de Géo Trouvetou au professeur Tournesol, on retrouve souvent l’image singulière d’un scientifique excentrique changeant le monde sans même s’en apercevoir.
Pourtant, la vérité est comme souvent, beaucoup moins romantique. Une invention est, la plupart du temps un exercice collectif, et non l’idée et l’acte d’un seul homme. Les idées naissent dans la tête d’un homme, se développent dans la tête d’un autre et finissent par prendre vie entre les mains d’un dernier. Les travaux de certains ne voient jamais le jour faute de moyens, et ce sont des plus fortunés qui finissent par mettre à bas l’invention d’autrui. Il arrive même parfois que deux personnes inventent la même chose, et toute la paternité glorieuse de l’invention peut alors se jouer dans les quelques minutes précédant le dépôt d’un brevet. Derrière une invention, c’est donc un processus collectif qui se joue, et une nuée d’acteurs qui agissent, dont beaucoup sont parfois laissés pour compte. Sans avoir la prétention de rentrer dans la même rigueur scientifique et historique que celle de monsieur Jean-Jacques Perrut dans son ouvrage précité, penchons-nous un instant sur Pasteur, mais aussi sur Gutenberg. Ces deux grands noms ont en effet la paternité de deux grandes avancées modernes : le vaccin et l’imprimerie. L’un révolutionnera la transmission de l’information et la communication, l’autre la médecine moderne. Mais ces hommes sont-ils seuls derrière leur invention ? Revenons sur leur histoire.
De la Chine à la Hollande, les oubliés de Gutenberg
Formidable outil de diffusion du savoir, l’imprimerie est l’une des inventions qui a bouleversé le monde et la propagation de l’information. On en donne toujours la paternité à un même homme : Johannes Gutenberg, inventeur de la presse mécanique et des caractères mobiles. Pourtant, l’imprimerie est une technique qui s’est développée sur plusieurs siècles, et dont on retrouve les traces bien plus tôt. Les Chinois, au VII siècle, pratiquaient déjà la xylographie, ancêtre de l’imprimerie. La xylographie consistait à graver le bois afin de créer une empreinte, permettant la reproduction. On utilise alors un pinceau, similaire à un blaireau pour couvrir l’outil d’encre. On imprime par la suite la page en appliquant la feuille contre cet outil et en frottant son verso. Nous sommes ici face à l’ancêtre de l’imprimerie, qui se développera dans plusieurs pays. L’invention se développe par la suite en Corée mais également au Japon, où on utilise le « baren », un disque plat de bambou permettant une pression relativement homogène. Encore utilisé aujourd’hui dans l’estampe traditionnelle japonaise, cet outil est l’ancêtre de notre presse européenne. La Chine continue alors sur sa lancée, et au XI siècle, développe la création de caractères mobiles pour éviter d’avoir à graver un instrument unique pour chaque nouvelle page. C’est l’inventeur chinois Bi Sheng qui, dès 1040, crée les premiers caractères mobiles en terre cuite. En 1234, la Corée développe son invention, et crée les premiers caractères mobiles en métal. Choe Yun-ui en sera l’inventeur, et sa création permettra l’impression du Jikji, un traité sur le bouddhisme d’ailleurs conservé à la bibliothèque nationale de France. Cette invention se développe par la suite en Asie, notamment grâce à l’expansion mongole, et certains explorateurs comme Marco Polo auront la chance de pouvoir apprendre les techniques chinoises.
En Europe, l’imprimerie arrive bien plus tard, et se développe grâce à l’apparition du codex, l’ancêtre de notre livre moderne. La production du papier, venu des pays Arabes, jouera également un rôle important. Cette nouvelle matière est bien plus économique et résistante que le vélin, utilisé jusque là. La xylographie existe alors, sous la forme des incunables. Ces pièces de bois gravées permettaient la reproduction de pages, mais le bois, fragile, se déformait parfois sous la pression et demandait une nouvelle gravure par page. En 1450 entre alors en jeu le fameux Johannes Genfleish, que l’on connaît plus couramment sous le nom de Gutenberg. Celui-ci développe deux outils qui révolutionneront l’imprimerie, mais qui ne sont pas des inventions parties de zéro. La première, la presse à imprimer, reprend le principe des pressoirs de vigneron. Elle utilise également le concept japonais du « baren » et des incunables, puisque le but est d’appliquer une pression égale sur l’ensemble de la surface. Il reprendra également les caractères mobiles, et créera un alliage unique, destiné spécialement à l’imprimerie : les caractères ne se déforment plus, et on obtient alors une impression propre et régulière. Dans un temps similaire, Laurent Coster, un Néerlandais, développera également une presse et des caractères mobiles en bois, et certains le considèrent comme l’inventeur de celle-ci avant Gutenberg. Celui-ci aurait tout simplement repris le principe de presse et de caractères amovibles, et y aurait simplement ajouté son alliage. Au final, on donnera la paternité de l’imprimerie entière à Gutenberg. Pourtant le cheminement des techniques d’imprimerie se fait sur des siècles, et les grands inventeurs asiatiques ou hollandais sont souvent laissés pour compte dans l’histoire de cette technique qui marque encore aujourd’hui notre monde.
Le vaccin de Pasteur : derrière le géant, une invention collective
Revenons maintenant au personnage qui a inspiré l’écriture de cet article, Louis Pasteur. Dans son ouvrage « Faut-il déboulonner Pasteur ? Essai », l’écrivain Jean-Jacques Perrut revient sur l’histoire de cet homme et de sa découverte. Ce pionnier de la microbiologie est devenu célèbre pour l’invention du vaccin contre la rage. Revenons en 1878 : après de nombreux travaux scientifiques lui ayant permis de développer son savoir, Pasteur décide de s’intéresser à la vaccination. Il commence par travailler sur des poules atteintes d’une forme de choléra en 1878. Après avoir laissé en culture la bactérie « Pasteurella Multicodia », il remarque qu’à l’inoculation de la bactérie, les poules présentent moins de symptôme, mais surtout semblent par la suite ne plus contracter le choléra. En continuant ses recherches, il permet en 1881 aux bovins d’être protégé de la maladie du charbon. Ces recherches représentent donc les premiers pas du scientifique dans ces travaux contre la vaccination. Pourtant, en parallèle, le vétérinaire, Henry Toussain, étudie lui aussi le bacille du choléra des poules ainsi que des procédés de vaccination contre le charbon, notamment en utilisant un antiseptique, le phénol. Il est donc un contemporain de pasteur, qui utilisera ses travaux pour avancer dans ses recherches. Pasteur s’attelle ensuite à son fameux vaccin contre la rage. Il émet l’hypothèse que des injections successives de souches de plus en plus virulentes permettraient en fait au corps de se protéger. Le 6 juillet 1885, il mène l’expérience qui le rendra célèbre. On lui amène un jeune berger alsacien de 9 ans, prétendument mordu par un chien atteint de la rage. Pasteur tentera alors de lui inoculer son vaccin, et ce avec succès. L’enfant ne développe pas la rage, et Pasteur tentera même de lui injecter une forme agressive du pathogène. Rien ne se passera : l’enfant était vacciné. De cette expérience naîtra alors le célèbre vaccin contre la rage. Pourtant, là encore, un autre scientifique avait, avant lui, travaillé sur le sujet. Pierre Victor Galtier a en effet développé un vaccin contre la rage, testé sur des animaux de laboratoire. Pasteur prendra connaissance de ses travaux et s’en inspirera fortement. Antoine Béchamp fera également partie de ces contemporains, spoliés par Pasteur. Ses travaux sur les « microzymas » et le développement des bactéries au sein du vivant seraient également une source d’inspiration de Pasteur. Béchamp déclarera d’ailleurs : « Je suis le précurseur de Pasteur, exactement comme le volé est le précurseur de la fortune du voleur heureux et insolent qui le nargue et le calomnie. » Si l’influence de Pasteur sur la médecine moderne est indéniable, il est tout de même important de mettre en avant ces hommes de l’ombre qui ont participé, eux-aussi, à cette avancée scientifique majeure. Le livre du biologiste Jean-Jacques Perrut revient d’ailleurs sur ce sujet avec plus de précisions, et permet de découvrir ces scientifiques méconnus et leur rapport à Pasteur.
Pasteur et Gutenberg illustrent bien le cas des hommes de l’ombre que nous abordons ici. Ils sont devenus les figures personnifiées d’avancées qui ont marqué leur époque, et qui, encore aujourd’hui, sont citées comme exemple. En parallèle, d’autres hommes tout aussi brillant, et à l’importance capitale dans ces procédés de découverte et d’invention, sont laissé pour compte, et souvent mort dans l’oubli. Nous sommes loin d’avoir fait un tour d’horizon exhaustif de ces oubliés. Les remettre à la lumière, est, semble-t-il, une juste cause, mais aussi un bon moyen de s’interroger sur le mythe de l’inventeur et sur notre perception des grands hommes de l’histoire des sciences.